jeudi 8 décembre 2011

Le dossier Aurore-Marie de Saint-Aubain


Article de l'encyclopédie en ligne « Cyberpedia » : 


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Aurore-Marie de Saint-Aubain (Lyon 1863 - Rochetaillée 1894). Née Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval. Femme de lettres française. D'une vieille famille de l'aristocratie de robe, elle épousa à 17 ans, en 1880, Albin de Saint-Aubain (1858-1918), d'une dynastie de soyeux lyonnais anoblie sous le Premier Empire. Après un exil temporaire de sa famille en Belgique, opposée à la guerre franco-prussienne et à la Commune de Paris (juillet 1870 – septembre 1871), Aurore-Marie de Lacroix-Laval a suivi des études dans différentes institutions religieuses lyonnaises (1871-1877), où elle a appris les Humanités. Un séjour à Paris de 1877 à 1879 lui a fait connaître les cénacles et les salons culturels parisiens, où sa vocation poétique est née au contact du Parnasse. Deux rencontres décisives avec Victor Hugo puis Leconte de Lisle l'ont encouragée à publier à seize ans son premier recueil de vers, « Le Cénotaphe théogonique », déjà marqué par une tonalité nostalgique et antiquisante, une préciosité lexicale extrême et un narcissisme introspectif radical, chaque poème constituant une manière de manifeste élogieux dédié à sa propre beauté.
Adoubée par les parnassiens, Aurore-Marie de Lacroix-Laval, de retour à Lyon, mène une vie mondaine et salonarde, au sein de la haute société industrielle et aristocratique de la capitale des Gaules. Sa fortune faisant d'elle un beau parti à conquérir, conjuguée à son intelligence et à son physique hors des normes de son temps, elle parvient à choisir elle-même son promis, l'industriel et mécène Albin de Saint-Aubain, qu'elle épouse en juillet 1880, ce qui provoque un premier scandale parmi ses contemporains. Mère d'une petite fille, Lise, notre poétesse multiplie les recueils de vers (« Églogues platoniques » (1882), « L'Amphiparnasse du XIXe siècle » (1884), « Épitaphes pour une culture enfuie » (1885), « Iambes gnostiques » (1887)). Elle opte pour une métrique libre, une forme de poésie non définie, riche en correspondances et métaphores, en emprunts à la culture antique, un éloge de l'art pour l'art mâtiné de symbolisme. Elle effectue plusieurs séjours à Londres, Florence, Venise, Paris et Bruxelles.
Son engagement artistique devient politique à partir de 1886 : fréquentant les milieux monarchistes, elle s'engage auprès de la duchesse d'Uzès et défend la cause du général Boulanger, tout en devenant l'amie de sa maîtresse Marguerite de Bonnemain.
A compter du recueil manifeste « La Nouvelle Aphrodite », paru en 1888, la sensualité érotique de ses vers, sous-jacente dès l'origine, se fait plus lascive, plus sulfureuse, influencée par le saphisme. Elle publie en 1890, sous le pseudonyme de Faustine, un roman scandaleux : « Le Trottin », histoire d'une jeune femme de vingt-cinq ans, Cléore de Cresseville, qui se prostitue travestie en fillette et devient tenancière d'un bordel pour clientes homosexuelles pédophiles, dont les petites pensionnaires ont entre sept et quatorze ans ! La rumeur publique lui attribue rapidement la maternité de l'ouvrage obscène mais aussi la mise en pratique des mœurs déviantes qu'elle dépeint avec un réalisme à la fois cru et ampoulé par les surcharges décoratives décadentes (insistance par exemple, sur l'excitation procurée par le toucher, le contact avec les étoffes constituant la lingerie des juvéniles prostituées).
D'une santé fragile, victime de différentes fausses-couches, Aurore-Marie de Saint-Aubain meurt poitrinaire à 31 ans, deux ans après avoir publié son dernier recueil « Psychés gréco-romaines », et avoir laissé plusieurs poèmes inédits qu'elle comptait regrouper sous le titre explicite « Pages arrachées au pergamen de Sodome », édités à titre posthume par Mireille Havet en 1924. La fin de sa vie a été troublée par plusieurs scandales : soupçonnée un temps d'être liée à un crime sexuel à caractère pédophile (l'affaire Hubeau, du nom du coupable guillotiné en 1892), on lui a prêté une liaison adultère avec le compositeur Claude Debussy. Les derniers mois de sa vie, elle aurait usurpé l'identité de sa fille Lise, disparue accidentellement en juillet 1893.
Aurore-Marie de Saint-Aubain était petite de taille et délicate. Elle s'exprimait d'une petite voix douce, enfantine et candide. Les contemporains ont vanté la beauté de ses yeux couleur d'ambre, au regard halluciné, et de sa chevelure châtain clair cendrée et miellée coiffée de boucles anglaises, son teint diaphane et rose, éléments qui rachetaient une poitrine réduite, un visage triangulaire malingre et un long nez.
Elle a été l'amie de Mallarmé, d'Oscar Wilde, de Leconte de Lisle, de Joris-Karl Huysmans et de François Coppée. Admirée de Colette, de Mireille Havet, plus tard de Marlène Dietrich, de Deanna Shirley De Beaver de  Beauregard, la célèbre actrice interprète du film hollywoodien « Letter from an unknown woman » (1948) et d'Alain Robbe-Grillet (particulièrement marqué par « Le Trottin »), elle est devenue une icône « vintage » des milieux lesbiens et « bi ».


Trois poèmes choisis d’Aurore-Marie de Saint-Aubain


Sans titre


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Je pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé.
Pastourelle au flageolet flutiau qui en la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres danses.

Je pleure l’amour parti pauvresse en ma chaumine.
Grand’belle suis, petite blonde aussi.
Inerme est la rose, blettie est l’étamine.
Eclisses du bois d’or dites alors me voici !

Je pleure l’amour volé blasée du bel été.
Arantelle des bois, aulnaie aux passeroses.
Que la bergeronnette en cet arbre étêté,
Entonne son trille festif auprès des primeroses !

Je pleure l’amour fané en l’étiolée jonchée.
Malemort, tu te ris, vilenie, tu me blesses !
Mauvaiseté des sens, moques-tu mes péchés ?
Menterie du faux Dieu, veux-tu donc que tout cesse ?

Je pleure l’amour fini en ma bière gaufrée.
Partie par le trépas, d’une fluxion emportée,
Flaccide lys suri, failli est l’hyménée.
Lors est la tige hispide…et j’ai pourri sur pieds.

(1875 : publication posthume dans le recueil « Premiers poèmes » en 1954).











Imploration en forme de thrène à un amour perdu

A Charlotte Dubourg

Jouvencelle gravide à la rose sanglante,
De tes entrailles vives, de ta soie utérine,
L’Éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine !

Charlotte! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond !
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose la promise à l'égide, à l'ombilic oblong !
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade ?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Charlotte, fille aimée d’Ouranos
Afin qu'en sa maternité elle la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié !

Asparagus à l'ivoirin pistil ! Imposte de béryl !
Incarnat de la blonde d'albâtre aux boucles torsadées,
De Charlotte ma mie qui par trop musardait
Vêtue de sa  satinée mante parmi l'acanthe où gîte l'hideux mandrill !
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée !
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celle qui n'est plus !
Charlotte, ma virginale mie, sais-tu ô combien tu me plus ?
Charlotte ! Platonique égérie s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.

Mater Dolorosa, prends pitié de l’Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr !
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine !
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte ! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens à moi ! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée !
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie !
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie !
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau !
Mon Artémis ! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau !

(1881 in : « Eglogues platoniques » (1882))







Ode à la nymphe furtive


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L'appel d'or retentit dans un ciel sans étoiles.
Je te vis, esseulée, en cette contrée, sans voiles.
Fugitive tu fus, ma sylphide craintive !
Coruscante dryade, fruit défendu, fornication furtive !
Thébaine aux yeux d'ébène, qu'Athéna Parthénos
Modela dans la glaise sur ordre de Chronos !

Matité d'une peau, carnation exotique !
Naïade d'Insulinde venue d’outre tropiques !
Noirs tes cheveux, de jais tes iris, mais point ton âme,
Qui mon cœur embrasa, voluptueux épithalame !
Farouche vahiné nourrie au caroubier,
Pygmalion te conçut, en futaie d'albergiers !

Es-tu des Îles Heureuses, de l'Arabia Felix ?
De Ceylan, des Orientales Indes, du sommet de la Pnyx ?
La superbe rabattue de l'Empereur de Chine,
Rejeta en toi, ma mie, la fière concubine !
Nue tu fus devant moi, prête aux transports hardis !
Neuve tribade en Thébaïde, prépare mon Paradis !

L'univers lutta lors, contre l'énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos !
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polemos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l'eschatologie, voici La Mort, ô Néant à venir !

(mai 1888 : in : « La Nouvelle Aphrodite » (1888))














Jugements sur Aurore-Marie de Saint-Aubain.

Jean Cocteau (1956) :

J'ai déclaré voici quelques temps que tous les enfants avaient du talent -je sous-entendais les enfants poètes et écrivains- sauf Lilou Vouet. Hé bien, je puis vous dire que j'ai trouvé pire que mademoiselle Vouet ! Cette « prodige » de la muse s'appelait Aurore-Marie de Saint-Aubain. Elle a vécu à la fin du siècle dernier. Figurez-vous une Lilou en curls, en pouf et en pire ! A côté de ses vers, l'Anabase de Monsieur Saint-John Perse est d'une intelligibilité rare, et je me refuse à froisser la susceptibilité de Monsieur Saint-John Perse !

Charles Swann (18.) :

Je rencontrai pour la première fois Madame la baronne de Lacroix-Laval, épouse de Saint-Aubain et femme de lettres, de confession parnassienne, que portaient aux nues nos salons, lors d’une de ces indénombrables soirées organisées par Madame Verdurin. Je ne sus si sa présence se justifiait par ses talents de versificatrice ou par ses dons pianistiques, quoiqu’elle jouât inlassablement le même répertoire en tout lieu huppé, à savoir cette quasi rengaine qu’elle prétendait due à quelque compositeur austro-hongrois, de médiocre talent, d’un romantisme par trop échevelé, bien que factice, qu’elle s’obstinait à nommer familièrement de ses prénoms, Stefan ou Daniele.
Pourtant, je puis confesser que Madame de Saint-Aubain me fit forte impression, non pas qu’elle fût d’une beauté exceptionnelle, mais du fait de sa fragilité exquise. Un minuscule bébé de porcelaine, une menue poupée aux blondes anglaises mellifères et cendrées, à la voix d’une gaucherie et d’une ténuité telles qu’il eût fallu un cornet acoustique pour en saisir toutes les inflexions ambivalentes, me fut présenté par Madame Verdurin. Son regard me surprit : en l’ambre de son iris aussi rêveur qu’absent, je ressentis quelque chose de quintessencié, comme l’expression du parfum d’une fleur s’ouvrant à l’aube pour mourir dès le soir. Ses joues étaient trop rouges, et ses toussotements intermittents, quoiqu’elle eût osé ce soir-là la rusticité audacieusement arborée du châle et de la fanchon par-dessus une robe de surah, de soie et de taffetas d’un gris souris nacré, afin qu’elle protégeât son fluet organisme de la brise frisquette du début du printemps, trahissaient en son corps l’atteinte de la consomption qui devait l’emporter. Cependant, sa minauderie snob dévoilait sa superficialité mondaine, elle qui, un jour, était chez la duchesse d’Uzès, pour se montrer le lendemain parmi les hôtes éminents de la duchesse de Guermantes, errant ensuite d’heures vespérales en nuitées au sein de la sémillante compagnie de la marquise de Villeparisis et de la princesse de Sagan. Malgré tout, les inflexions de cette voix demeuraient enchanteresses et lorsque la poétesse sentait quelque répit en ses bronches, pouvant ainsi se permettre, deçà-delà, l’abstème de ses quintes gênantes (ceci constituant un euphémisme car il est des euphémismes comme de la diplomatie), sa bouche aux petites lèvres purpurines émettait quelques curieux claquements de la langue, d’une connotation quasi scabreuse pour qui fréquentait les maisons dites de tolérance, en même temps que son phrasé se faisait plus rythmé, comme si elle eût déclamé une prosopopée d’une emphase supposée cicéronienne. Elle tentait semble-t-il de reproduire la prosodie gréco-romaine, échauffement précédant la récitation de ses poésies, qu’elle ne manquait jamais de caser en toutes ces soirées, optant soit pour une évocation anacréontique, soit pour les plaisirs de l’hendécasyllabe, soit pour l’affreux baïfain qui n’était jamais parvenu à s’imposer depuis la Pléiade.
De ce fait, sa propension passionnée me sembla telle une dernière survivance du romanesque stérile, du bovarysme, de la fatuité romantique. Je pressentis en Madame de Saint-Aubain une attirance trouble pour la gent de son sexe, car elle ne cessa de regarder Odette de Crécy de toute la soirée. Ce fut alors que Bergotte me déclara : « Quelle belle enfant, vraiment ! »

Deanna Shirley De Beaver de Beauregard (1942): 

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Who? Aurore-Marie de Saint-Aubain ? How, yes ! I know ! I’m so fond of her poetry ! She looked like me so much ! She was a gorgeous little blonde, as me ! I love her ! Her dreamy hazel and amber eyes were so beautiful !

Alain Robbe-Grillet (1998) :

L’œuvre d’Aurore-Marie de Saint-Aubain qui a ma préférence, c’est son fameux roman hot, « Le Trottin », qu’elle a écrit en 1890 sous le pseudonyme de Faustine. Je m’en suis librement inspiré. La scène du «Trottin » que j’apprécie le plus, excusez du peu, c’est celle de la flagellation par une gamine de quatorze ans, miss Adelia O’Flanaghan si je me souviens bien,  pomponnée en dessous « Scarlett O’Hara » ou « Lucky Luke » (vous savez, les fameux pantalons de lingerie en vogue au XIXe siècle) d’un bourreau vêtu seulement d’une espèce de slip de cuir à braguette proéminente et d’une cagoule cloutée. C’est très sado-maso ! Maints passages du « Trottin » sont de la même veine. L’ensemble de l’ouvrage s’avère d’une verve et d’une verdeur rares, du moins pour qui apprécie l’érotisme précieux et décadent fin-de-siècle.

Anna de Noailles (entretiens avec le journaliste Pierre Delachenal, 1925 : extraits) :

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« Personnellement, je n’ai jamais rencontré Madame de Saint-Aubain, mais j’ai lu assidûment son œuvre, parfois hermétique, mais souvent magnifique. A ses obsèques lyonnaises, le 14 mars 1894, il y avait une foule d’adulatrices de la bonne société. La pauvre était souffreteuse et poitrinaire ! Elle n’avait pas 31 ans lorsqu’elle est morte. Certains de ses vers sont de pures splendeurs, par exemple :
« Traverse le Tartare, encor, encor, n’attends pas le tombeau !
Mon Artémis ! Amour premier lors perdu pour toujours… adieu ma Rose en mon berceau ! »
- Vous admettez donc, Madame, que jamais l’amour saphique ne fut exprimé d’une manière aussi délicate et raffinée…
- Cela n’a pas été toujours le cas : voyez son ultime recueil posthume, publié l’an dernier grâce à Madame Mireille Havet, dont les orientations sexuelles sont bien connues. Pourquoi donc ce titre : « Pages arrachées au pergamen de Sodome » ? Il eût mieux valu qu’elle nommât cet ouvrage : « Pages arrachées au pergamen de Gomorrhe », ainsi qu’il est dit dans les derniers romans parus de feu Monsieur Marcel Proust concernant l’inversion féminine. Je ne l’aime guère et le trouve par trop obscène et scabreux, quoiqu’on y retrouve toujours sa touche maniérée si caractéristique…
- Peut-être que ce titre, voulu par la poétesse, était originellement destiné à égarer le lecteur masculin porté sur les penchants interdits… On prétend également que la naïade indienne aux cheveux d’ébène figurant dans ces textes sulfureux, ce serait vous, préadolescente !
- Je vous ai déjà dit que nous ne nous sommes jamais rencontrées ! La naïade, la sylphide, l’hamadryade indienne, la « Thébaine aux yeux d’ébène » serait en fait, selon les exégètes, la comtesse Angélique de Belleroche, dont la beauté brune est effectivement du même type que la mienne.
- Madame de Noailles, croyez-vous aux divers bruits courant sur la fin tourmentée de l’existence de Madame de Saint-Aubain ?
- Vous faites allusion à sa liaison adultère avec Debussy, à la fausse couche qui aurait hâté la fin de cette si chétive personne déjà rongée par la maladie ?
- Pas seulement. Aurore-Marie de Saint-Aubain aurait usurpé l’identité de sa fille Lise, dont le décès accidentel a été longtemps caché. Sous cette défroque de fillette, à l’institution Notre-Dame de la Visitation, elle aurait connu son ultime amour saphique, une jeune Espagnole de douze ans…sans oublier ce meurtre d’enfant troublant de 1891…
- Des on dit, que tout cela, des on dit ! Monsieur de Saint-Aubain, qui s’était remarié et avait eu une postérité de son second lit, n’en a jamais rien soufflé, même à l’article de la mort. Cela serait également accréditer le mythe de la présence de Caserio, l’assassin du président Sadi Carnot, aux funérailles de la poétesse, et son illumination quasi mystico-anarchiste produite lors de cet événement, le poussant à l’acte que l’on sait quelques mois plus tard, comme si une entité supra-humaine lui avait donné l’ordre de tuer le chef de l’État.
- On la disait prêtresse d’une secte. Mais elle s’est reconvertie au catholicisme, embrassant frénétiquement le crucifix durant son agonie qui se prolongea près de deux horribles semaines. Elle mourut le 11 mars 1894. »

Gabriele d’Annunzio (1911) :

Aurore-Marie de Saint-Aubain fout la plous précieuse, la plous raffinée des poétesses dé la fin dou dernier sièclé ! Sa cheveloure était extraordinaire ! Meglio qué celle dé Marie-Madeleine ! Nous nous rencontrâmes à Vénise en 1888, alors qué jé composais il mio roman « Il piacere », écrit dans oun langage précieux apparenté à soun stylé ! Elle m’adouba ! J’avoue qué jé l’ai copiée ouvertément ! Jé cherchais oun tradoucteur francese et elle sé proposa, mais tomba maladé peu après ! Finalmente, c’est il signore Georges Hérelle qui s’est attelé à cette noblé tasca ! Aurore-Marie et moi, nous avions beaucoup de points communs : l’esthétique, les idées politiques, la daté de naissance (1863) et l’âge auquel nous avions poublié notre prémier recueil de vers : seidici anni ! Era bellisima !
Max Perrot, historien (1990) :

Aurore-Marie de Saint-Aubain fut une poétesse décadente, bisexuelle, parnassienne, nationaliste, proche de Déroulède, de Boulanger et Drumont, dont le style est si daté et ampoulé qu’on ne la lit plus guère aujourd’hui, comme d’ailleurs Paul Bourget, qui fut aussi de ses amis. Si elle n’était pas morte dès mars 1894, elle aurait figuré parmi les grandes figures antisémites et antidreyfusardes et aurait sans doute terminé sa vie en compagnie des thuriféraires du Maréchal Pétain qui figura d’ailleurs parmi ses lecteurs assidus !
André Breton (1930) :

Je déteste royalement Aurore-Marie de Saint-Aubain. Ses poésies ne sont que fatuité, fausseté, superficialité, viduité artificieuse, vanité… Rien de spontané, de ce libre jeu de l’inconscient, de l’écriture automatique réellement inspirée en ces parangons d’une littérature bourgeoise décadente ! Cette femme ne fut selon moi qu’une coqueluche de salon réactionnaire puant la vieille momie, bien qu’elle soit morte à 31 ans. Que ses affreux vers restent enterrés où ils sont, et que nul ne tente d’exhumer ces nigauderies de petit rupin pour midinettes inverties !

Simone de Beauvoir (1960) :

Mes sentiments envers Aurore-Marie de Saint-Aubain sont ambigus et partagés. Permettez donc que je sépare l’œuvre, médiocre et condamnable, de la femme, de la féministe d’action qui osa revendiquer ses préférences sexuelles et lutter pour la reconnaissance de sa liberté de mœurs. En femme émancipée, elle osa imposer elle-même son choix matrimonial à un milieu bien-pensant engoncé dans ses traditions séculaires. Si Colette a tant apprécié sa personnalité à défaut de ses vers surchargés, cela a été à juste raison ! Libre et païenne elle fut, en un temps où l’on n’acceptait que les grenouilles de bénitier vouées à leurs grotesques œuvres pie ! Libre d’aimer qui elle voulait, femmes, fillettes, hommes… Claude Debussy comme Marguerite de Bonnemains ou Angélique de Belleroche alors que celle-ci n’avait que treize ans ! Son « Trottin », texte des plus militants, scandalisa les bonnes âmes confites en catholicisme. Elle fut la prémonition d’une nécessaire révolution des mœurs. Il était dommage qu’elle fût nationaliste plutôt que vouée à la cause du peuple ! Son milieu aristocratique joua contre elle, tel un mauvais atavisme ! La mort heureusement précoce de ses géniteurs –osons le dire en face- a cependant permis qu’elle s’émancipe dès l’adolescence. Je frôle peut-être l’aporie, la contradiction : si Aurore-Marie de Saint-Aubain avait été issue de la classe ouvrière, elle n’aurait pas eu l’ombre d’une chance de goûter à la liberté. Dommage que ses poésies nous soient devenues indigestes, illisibles, pour ne pas dire comiques de par leurs boursouflures !


Pour finir, deux extraits du Trottin (chapitre IV)

(…) Adelia O’Flanaghan était en ses quatorze printemps. 

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 Divers bruits couraient sur ses origines, rumeurs selon lesquelles, entre autres, elle n’était issue de rien, car d’une fort basse extraction. On la disait fille naturelle d’un esquire ou d’un duc de ; elle avait connu une enfance malheureuse, la faim, la misère effroyable, la fabrique ou la mendicité. On prétendait qu’on l’avait arrachée à l’âge de dix ans aux bas-fonds de Dublin ou d’ailleurs, qu’on l’avait tirée du ruisseau ou de la plus belle maison de passe de Londres, à moins qu’on l’eût ôtée des griffes d’une marâtre impitoyable. On racontait toutes sortes de choses sur elle, parce qu’en fin de compte, on ignorait tout d’elle.

  Délie-Adelia était des plus jolies. Ses cheveux, d’une nuance brun-roux cuivrée, que l’on dit en anglais auburn, cascadaient sur son buste en longues mèches ondulées et soyeuses. Son nez était petit, pointu, spirituel car retroussé, quoiqu’il fût marqué ça et là de petites taches de rousseur qui n’ôtaient rien à sa grâce, au contraire. Ses yeux verts et pers avaient des éclats citrins qui vous subjuguaient. Sa silhouette apparaissait gracile, quoiqu’elle fût plutôt tout en nerfs.

 En réalité, Adelia était née en 1876, d’un père inconnu d’origine modeste et sa mère, ouvrière dans une filature de coton, avait succombé à la tuberculose. Placée dans un orphelinat de Dublin à l’âge de sept ans, elle avait subi maints mauvais traitements, force châtiments corporels, dans ce qu’on eût dû qualifier d’écolage de la perversion. Moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, ladies et gentlemen avaient pour habitude d’adopter les enfants de cette institution parmi ceux qui leurs paraissaient les plus misérables, miséreux, pitoyables et loqueteux. La plupart en faisaient leur chose, leur bibelot, leur pet. Adelia eut plus de chance : la Dame qui l’adopta était une duchesse de. , et elle était française. Mère d’un fils unique décédé à onze ans d’une vilaine méningite, Madame de., en mal d’enfant, s’était résolue à une adoption simple, via une transaction dont le montant demeura inconnu. Dès lors, alors qu’elle atteignait ses dix printemps, Délia connut les délices de Capoue et se vautra dans la soie, les rubans et les lambris, ce qui la gâta encore plus.

  Sa bienfaitrice lui prodigua une excellente éducation. Elle apprit à parler noblement, à s’exprimer dans la langue châtiée et compassée du Grand Siècle. Délia mania à la perfection la concordance des temps, les imparfaits du subjonctif et la seconde forme du conditionnel passé. Au lieu de dire j’veux ça ou j’ai envie d’ça, elle quémandait et suppliait Madame avec humilité et déférence :
S’il vous plaît Madame, j’eusse souhaité que vous m’offrissiez ce mignard colifichet ;
ou encore :
J’eusse espéré que vous fussiez aise, Madame ; que ce menu cadeau vous agréât.
Elle n’osait l’appeler mère.

 Quoiqu’elle conservât un léger accent de la verte Erin, que d’aucuns qualifiaient de coruscant, de gorgeous ou de delicious, Délie aimait à tourner ses phrases à la manière de l’Ancien Temps à les prononcer comme cela fut autrefois d’usage en blésant, zozotant ou grasseyant, ce qui créait une effet comique chez ceux qui n’étaient point de la Haute. Lorsqu’elle parlait, elle se dressait avec suffisance sur ses bottines, tel un coq sur ses ergots, en pointant la trompette de son petit nez. On comprenait que de si bonnes manières pussent séduire Mademoiselle Cléore, amie de la duchesse. Adelia était catholique et croyante, comme toutes les Irlandaises. Elle ne manquait jamais l’office dominical de Saint-Philippe du Roule. Il était inéluctable que Cléore et la petite chipie s’y rencontrassent. Cela se produisit à la messe du Vendredi Saint de la Pâques 18. Délia venait d’avoir treize ans. Sous le vernis trompeur de la bonne éducation, Cléore sentit que la petite fille recelait des trésors troublants d’effronterie et d’impulsivité. Elle se pâma au spectacle de sa beauté, des somptueuses parures juvéniles qui la couvraient. Cléore avait beaucoup lu ; son cœur bovaryste baignait dans l’esprit romanesque. Mais aucun roman, même le plus leste, qu’il fût écrit par une tribade ou un antiphysique, qu’il circulât sous le manteau, n’avait tenté de soulever cette question fondamentale : était-il possible, dans la fiction comme dans la réalité, qu’une femme et une fillette s’aimassent ?

 Le lien se noua, indéfectible. Cléore voulait Adelia ; elle l’obtiendrait, quel qu’en fût le prix. Elle la racheta à la duchesse de. , comme on acquiert un chiot. Comme à l’accoutumée, le montant de la transaction resta secret. Tout ce que l’on sut, c’est que les tractations avaient duré un moment, que Cléore avait dû payer de sa personne, se montrer persuasive pour qu’elle l’emportât. Dès lors, devenue le Salai de Mademoiselle, Adelia l’accompagna partout tel un giton impubère dans tous les lieux huppés, exécutant des courbettes répétées dans les salons où les personnes titrées bruissent et s’infatuent de leur préciosité adventice, de leur julep inutile et parasite. Ces salonards ne se privaient pas d’interroger Mademoiselle la comtesse, qui présentait Adélie comme sa jeune nièce orpheline. Du temps de la douceur de vivre, la chose était un lieu commun : filles ou nièces (selon le degré de faveur dont elles jouissaient) peuplaient la cour, les palais, les folies. Ces messieurs-dames admiraient l’entregent de Délia, le luxe de ses toilettes, la mignardise des faveurs qui ornaient robe et cheveux. Ils s’extasiaient, hypocrites, de sa voix flûtée et fruitée qui, à ravir, chantonnait des mélodies de messieurs Duparc et Fauré, de ses mains ivoirines qui pianotaient Chopin, Schumann et Liszt ou traçaient au fusain des portraits – car la petite était ambidextre – dignes de monsieur Forain, se ravissaient de son blèsement snob, du galbe de ses pieds mutins pris dans de graciles bottines ou chaussures vernies à lanière. Délia était devenue la coqueluche, le fétiche des salons, le ouistiti savant, le bébé irlandais de la comtesse de Cresseville(…)

(…) Ainsi privilégiée, Délie multiplia les caprices et les dépravations. Elle fuma de l’opium. Elle se maquilla, s’enduisit de fards, de rouge, de poudre, de crèmes et pâtes de beauté dérobées à Mademoiselle et carmina ses lèvres, qu’elle n’avait point pulpeuses. Elle demeurait des heures à la coiffeuse, se brossant les cheveux, usant du fer à friser presque à s’en brûler le cuir. Délie voulait des boucles, des torsades, des english curls, à la semblance de celles de sa maîtresse, de sa Cléore. Elle ornait ses frisettes de faveurs et padous en soie, en satin ou velours, qu’elle parfumait à la violette ou à la cardamome. Un jour, elle découvrit dans un vieux magazine anglais une lithographie de Jane Morris, une des muses du peintre Rossetti. Elle voulut l’imiter, gonflant son cou tel un jabot, prenant des poses affectées, crêpant ses mèches. Elle inondait sa peau de parfums bon marché à la rose et au muguet, qu’elle payait de ses propres deniers, embaumant les aîtres jusqu’à les en blaser d’amertume.

 Elle aimait à ce qu’on l’appelât, dans le sens à la fois littéral et graveleux du terme ma petite chatte. Les clientes, que nous verrons dans quelques pages, la flattaient, lui susurraient des mots affectueux que ses oreilles goûtaient : mon poupon, mon baby, ma poupoule, ma bibiche, ma poupette… Elle aimait à ce qu’on l’appâtât par des affèteries, par des minou, minou ou pussy, pussy ; à ce qu’on lui offrît de délicieuses friandises. Les sucres d’orge avaient sa préférence, des bonbons bien spéciaux, aromatisés à la fraise, au citron ou à l’orange, conçus pour la maison, dressés comme des membres virils, qu’elle suçait en soupirant à longueur de journée, y éprouvant des délices émollients, affalée sur un sofa. Elle exhibait avec une obscénité crâne de garce, à qui en réclamait la contemplation, son troisième œil de Golconde, son rubis du Gujrât[1]. Les dames dépravées se pâmaient lorsqu’elle soulevait ses jupes, écartait ses jambes et ouvrait le bouton de l’entrecuisse qui fermait ses pantalons puis repoussait le tissu pour exposer son joyau indien pervers brillant de mille scintillements vicieux. Elle jouait aux entrechats ou au cancan, faisait le grand écart, imitant la bien connue artiste Demi siphon. Elle craignait que le chirurgien ou le joaillier se fussent trompés d’orifice, quoiqu’elle urinât avec facilité, se gourmandant parfois de sa méconnaissance enfantine de la physiologie génitale. Elle aimait à se faire photographier et à se mettre en scène. Elle obtint de monter une représentation des Peines de cœur d’une chatte anglaise, quelques saynètes seulement, certes, mais à l’attention expresse et privilégiée du public de la maison. Son masque de minette, en poils de matou authentique, moustaches incluses, créa la sensation. Elle joua son rôle à ravir, composant ses tirades de miaulements, de meou, miaou, miaraou calqués sur ceux des chattes en œstrus qu’elle entendait le soir, au clair de lune.

  Elle ne se promenait pratiquement plus qu’en dessous, à longueur de temps, sauf lorsqu’elle était en représentation, finissant par faire de cette lingerie sa seconde peau. Il n’était point rare de la croiser en simple chemise de batiste, pantalons ou bloomers bouffants tout en coton, d’une douceur d’ouate émoustillante, telle une petite, un bébé de maison de tolérance du Sud moite de l’Amérique, les pieds nus, en train de frotter ses fesses de poupée sur le parquet, telle une effrontée, jusqu’à ce qu’elles fussent sales. Elle devint le calvaire des blanchisseuses. Elle en attrapait une quasi malemort, toussotant et crachant comme une phtisique, ne se résolvant jamais à se couvrir un peu. S’il venait au grand jamais à Sarah la velléité de la réprimander pour son impudicité, elle haussait les épaules avec désinvolture, faisant preuve d’un je-m’en-fichisme crasse de fille qui s’en croit. Délie répondait vertement qu’elle ne faisait que jouer à la canotière sur un petit bateau, comme ces fameux personnages débraillés des toiles de monsieur Renoir s’affichant en maillot de corps au vu et au su de tous. Elle put poursuivre son vice d’ingénue libertine en toute équanimité, sa lubie, sa propension à l’exhibitionnisme d’une plus que nue à la grande réjouissance de ces Dames(…)






[1] Adelia O’Flanaghan, dans un passage non reproduit ici, s’est fait enchâsser une gemme à l’emplacement du sexe. Nous rappelons que Le Trottin est un roman éminemment érotique et saphique réservé à un public très averti.